Un peu long, mais très très intéressant
Certains soirs, dans les rues de nos petites villes de province, on peut voir, ici et là, quelques individus insolites qui pressent le pas.
Chacun d'eux est composé, pour l'essentiel, d'un costume sombre, d'un attaché-case, d'une convocation. Parfois un nœud papillon ajoute une note primesautière à l'austérité silencieuse de ces personnages furtifs et sibyllins.
Le pharmacien et la mercière s'accordent pour dire que, dans cet appareil, ils ne se rendent pas à des obsèques- car il est trop tard- ni à une nuit de turpitudes- car il est trop tôt.
On voit bien, par-là, combien les énigmes provinciales sont déconcertantes.
Constat : nos ténébreux quidams arrivent toujours à l'heure pour leur mystérieuse destination, ils se retrouvent au café restaurant du coin ou se trouvent là déjà, d'autres quidam vêtus de sombres attachés-cases et quelques nœuds papillons.
Ce ne sont alors qu'embrassements, longues étreintes, contentements ostentatoires, chuchotements complices et des regards qui en dise longs…
Derrière son comptoir l'aubergiste auvergnat comme il se doit, les paupières en berne, essuie ses verres. Voilà des mois qu'il a un doute, même plus, des doutes. Et ces personnages parlent de la pluie et du beau temps… surtout de la pluie. D'ailleurs, pour ces gens-là, il pleut toujours. Et la salle est humide, même quand il fait beau. A tel point qu'ils parlent à mots couverts, comme pour ne pas se mouiller.
En plus, ils tentent de se faire passer pour une famille nombreuse, avec des "mon père" par-ci et des "mon bien aimé Frère" par là….
"Oh là… pense l'aubergiste, faut pas nous prendre pour des benêts, quand même.
D'accord, ils ne sont pas plus parfumés que certains…mais ils s'embrassent bien davantage"
Autre indice, ils parlent souvent d'une dame, veuve de son état et dotée de nombreux enfants…mais en attendant, on n'a jamais vu, jamais, un seul d'entre eux en compagnie d'une femme!
Du coup les soupçons de l'aubergiste se précisent, et c'est qu'il y a des détails qui ne trompent pas : Dans la bande se trouve un barbu, plein de points noirs, a qui doit travailler dans une tuilerie du reste. Le mois dernier, le barbier se lamentait d'avoir oublié son sautoir et des bijoux à la maison…Est ce que les aubergistes barbus et couverts de poils portent des sautoirs et des bijoux… on vous le demande !
Et puis, ils ont des vieux qui s'intéressent surtout à de jeunes apprentis, et qui, à voix basse, parlent de lacs d'amour, de houppes, de leurs attributs et même d'attouchements … si, si, parole d'auvergnat !
Mais cela dit, en dehors de celui qui est dans les tuiles, allez donc savoir leur profession ?
Certains doivent être menuisiers, mais pas des meilleurs, car ils parlent de planches mais elles sont toujours trop longues, ou trop courtes (mais c'est plus rare)
Il y a aussi un couvreur qui doit poser les tuiles de l'autre, un chauve qui dirige des cérémonies, un jouer d'orgue, un secrétaire. Les autres ont l'air d'être sans travail, mais ce n'est pas vraiment le genre A.N.P.E.
Et puis, y sont pas racistes. Ils ont leurs travailleurs émigrés. Des vieux Ecossais, des anciens qui sont bien acceptés, qui ne portent pas le kilt, mais qui, en bons Ecossais, sont surtout préoccupés par les augmentations de salaire.
Bizarre aussi, vers 19H, ils s'en vont à la queue leu leu et ils reviennent vers minuit pour souper dans la salle du 1er étage ou ils s'enferment comme des conspirateurs.
Ils amènent avec eux des sortes de commissaires priseurs. Ceux là ordonnent à tout bout de champs de charger les colonnes de "poudre blanche". Ensuite, ils frappent comme des sourds à coup de maillet sur la table. Et de recommencer une autre adjudication de poudre blanche cinq minutes plus tard.
C'est sur… ils doivent négocier de grosse quantité. C'est stupéfiant…
Mais ils se méfient, les bougres. Au point qu'ils ne laissent jamais la femme de l'aubergiste assurer le service : "posez donc tout ça ici, et laissez faire les jeunes" qu'ils disent. D'accord, mais certains de leurs "jeunes" ont la cinquantaine. Il y en a même un qui trottine vers les 65, et auxquels les autres répètent que, quand on à trois ans, on doit servir ce qui en ont sept…
Là l'aubergiste se gratte le sommet du crâne, il a du mal à suivre. Drôles de jeunes, qui en plus, à ce qui semblerait, feraient des réflexions dans les cabinets… des réflexions au vitriol, il paraît.
C'est sur, ils essaient de brouiller les pistes. Mais à présent l'aubergiste n'a plus de doute : ils en sont. Et en plus, c'est sur que ça trafique de la drogue : ça cause toujours de l'Orient, et la plupart rêvent de s'y installer.
D'ailleurs, tout comme dans la mafia, ils ont leurs parrains et leurs règlement de compte : car il est souvent question d'un Ecossais qui aurait été bel et bien "rectifié". Et leur poudre blanche, c'est du gros rouge, peut-être ???
Et leurs voyages, c'est de la marche à pied, sans doute ???
Allons, faut pas prendre les Auvergnats pour des mongoliens, ni le cantal pour la Belgique, sans compter que la femme de l'aubergiste se ronge les sangs : Ca s'attrape, ou c'est héréditaire ?? Et ils se reproduisent comment ?? Et leurs drogues.. Mais que fait la police, nom de nom !
Quoique, …quoique ce soit tout de même de bons clients, et dans le commerce finalement… il faut savoir fermer les yeux.
-Moralité- Mes SS, mes FF, nous avons, sur l'aubergiste et ces certitudes fondées sur le bon sens, un net avantage : nous savons qu'il se trompe.
Et, comme l'a dit le philosophe : si tous ceux qui croient avoir raison n'avaient pas tort, la vérité ne serait pas loin…
Malheureusement, nous sommes toujours l'aubergiste de quelqu'un ou de quelque chose.
Et la seule certitude que nous puissions avoir, c'est que hélas, nous sommes encore plus aubergiste que nous en avons l'air.
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