Discours de clôture du Convent 2018, Alain Michon, Grand Maître National de la Fédération française du DROIT HUMAIN
Ceci n’est pas un conte.
Quelque part dans un lieu de renaissance, à Gibellina en Sicile, des humains anonymes ont semé des étoiles sur des pierres, là même où dans une nuit de janvier 1968 la terre avait englouti des vies, après qu’elle eut tremblé, brutalement, en grondant sourdement tout juste, d’interminables secondes, renversant et brisant tout.
Ces étoiles disent l’homme plus fort que la mort. Lumières au noir, comme celles qui, cet été, ont fusé en grappes dans la nuit de San Lorenzo, peu après l’éclipse de Séléné. Les lumières après le deuil, ou celles du deuil lui-même ?
Qu’en sera-t-il des écrasés du béton précontraint du pont Morandi à Gênes ? Est-ce du même ordre que la terre qui tremble ?
Peut-on, doit-on, nous qui avons vécu des initiations, des dépassements de nous-mêmes et de l’Autre, comprendre cela maçonniquement ?
Blaise Pascal disait que « l’homme passe infiniment l’homme ». Peut-on comprendre ainsi les étoiles inscrites dans les pierres de la sublime vallée sicilienne, aujourd’hui verte et colorée des fruits d’Eden, avec ses morts enfouis ?
L’idée de fraternité s’éloignerait-elle ? Alors que le principe fraternité vient d’entrer, un peu de biais disent certains, dans les tables de ce qui nous constitue comme République française.
Nous cherchons … En quels temps vivons-nous ? Est-ce bien ainsi que les hommes vivent ? Et meurent. Contre la haine faut-il construire un plaidoyer pour l’impur ? Contre la hantise de la catastrophe, des fous de Dieu, que faire ? – Rebâtir les ponts du cher vieux Newton, construire les Lumières du XXIème siècle.
Peut-être que pour trouver le semblable il faut commencer par la précarité des êtres, par le sensible disent certains. Plutôt qu’en partant d’un homme abstrait.
Notre société manquerait-elle de compassion ? La place de l’empathie, du souci de la souffrance de l’autre, est souvent absente. Alors que l’essentiel est l’amour. Comment être dans le réel de la vie jusqu’au bout, même lorsque quelqu’un dit : « Je veux éteindre la lumière ».
Mais alors que signifient, par rapport à notre désir d’humain, les dizaines de milliers de morts, hommes, femmes, enfants, sans noms ni visages, engloutis dans la Méditerranée, et ailleurs ?
Comment faire humanité face à l’effondrement, face à de l’humain escamoté ? Comment se reconnaître en égale dignité ?
Certains disent qu’il faut penser non pas le droit à l’hospitalité, mais concevoir le droit de l’hospitalité…
Les francs maçons peuvent-ils se contenter de consolation, ou veulent-ils construire de la fraternité ?
Peut-on penser l’humanisme en se passant de l’identité ? Il y a peut-être là quelque chose qui pourrait nous aider dans notre définition de nous-mêmes. Par une pratique du dépaysement. Il n’y a pas de semblable sans altérité, et pas d’altérité sans altération.
Comment redonner sa grandeur aux justes raisonnements, à la précision de la pensée, aux joies de la raison, à la justesse de la visée de la Beauté ?
Lorsque nous songeons à ce que Machiavel appelait « la qualità dei tempi », à ce que Daniel Arasse nomme « les rythmes du monde », il n’y a cependant pas lieu de s’en tenir à un propos défaitiste et complaisant. Même s’il est parfois esthétisé par certains.
L’historien Patrick Boucheron relève que la chronologie n’a aucun sens car il y a toujours un avant, dit-il. L’épaisseur de l’Histoire, son corps humain est dynamique, fait de va-et-vient, et non d’une série de dates.
Ne nous trompons donc pas de monde ni d’histoire.
Un grand nuage noir rôde, largement construit de hantises de mort. Il peut prendre beaucoup de formes, revêtir des postures et des costumes divers, finir dans des produits dérivés aisément repérables : le communautarisme, le néoracialisme, le grand remplacement. Des toxines mortifères minent l’exigence démocratique, la possibilité de la liberté absolue de conscience, l’égalité des droits, l’égalité entre les femmes et les hommes, le désir de justice.
Il faut pourtant voir au-delà. L’Ange de l’Histoire imaginé par Walter Benjamin alors qu’il allait à peu de temps en finir avec sa vie errante fuyant le nazisme à la frontière espagnole, avait deux visages, l’un tourné vers le passé et l’autre vers le futur. Benjamin qui avait tant pensé l’utopie.
Après tout, nous sommes passés des bactéries à John Coltrane, du limon poisseux à la voix d’Aretha Franklin.
Nous allons porter dans nos loges la force d’un Idéal de paix et d’amour, du refus total de la loi de la terreur, du venin identitaire, de la pulsion de mort. Et nous serons unis pour porter des messages communs et la force de notre Idéal et de nos valeurs.
Nous commençons même par le silence, figurez-vous. Mais un silence de bâtisseurs.
Nous ne sommes pas de ces humains qui ont le voile des passions tristes tombant plissé sur l’iris, signe qu’ils ont dès maintenant abandonné, perdu la partie, et la force et la beauté.
Nous passerons tous dans « la grande mer de l’être » évoquée par Dante Alighieri, mais avant nous avons quelques chantiers d’humanité à mettre en œuvre. Et pour cela nous devons nous lier aux humains porteurs de vie.
Il ne faudrait pas que la patiente construction d’humanité que nous élaborons dans nos loges nous cantonne dans ce qu’une observatrice des francs maçons français appelait récemment l’angle mort de la société. Ce serait terrible. Ignorés des humains, que serions-nous ?
Cette question n’est pas forcément crépusculaire…
Elle peut et doit valoir engagement pour s’en emparer et avancer, pour faire vivre des travaux fructueux et des découvertes éclairantes.
Comme les étoiles de Gibellina.
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